Chapitre 7
Est-ce que le ciel avait été aussi sombre depuis le début de l’automne ? Il semblait prêt à fondre sur les passants, à les coller sur l’asphalte mouillé, à les anéantir dans le sol en pesant de tout son poids. Il avait beaucoup plu depuis l’Halloween, une pluie monotone qui imprégnait la ville d’une triste lassitude. Est-ce qu’il neigerait un jour ? Maxime se penchait à la fenêtre chaque matin pour vérifier si le mercure descendait sous zéro, se redressait en jurant : il ne pourrait jamais patiner dehors si ça continuait.
— La glace est plus belle dans les arénas, avança Maud Graham. Tu pourrais t’organiser pour réserver une heure avec tes amis.
— C’est parce que tu ne patines pas que tu crois ça. Ce n’est pas pareil.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Il n’avait pas envie de lui expliquer que son équipe était incomplète et qu’on ne céderait pas la patinoire à quelques adolescents.
— Tu préfères être dehors ? Avec tes anciens amis ? Dans ton ancien quartier ?
— Je n’ai pas dit ça. Grégoire a raison, tu poses trop de questions.
Maud retourna à la cuisine, versa du café dans sa tasse : elle ne pouvait s’empêcher d’interroger Maxime, même si elle savait que ses réponses n’en seraient pas. Était-il normal que l’adolescent soit si secret ? Elle devait s’entretenir avec Bruno Desrosiers des changements qu’elle avait observés chez son protégé depuis quelques semaines : était-il malheureux chez elle sans oser lui en parler ? À l’école, sans oser se plaindre ? Elle détaillait son habillement lorsqu’il revenait en fin d’après-midi, cherchait s’il manquait un élément, s’il avait été victime de taxage, mais Maxime portait toujours les mêmes vêtements. Il n’avait pas perdu sa casquette du Canadien. Et Judith Pagé n’avait-elle pas soutenu la veille, lors de la rencontre avec les parents, que Maxime s’était bien adapté à son nouvel environnement scolaire ? Et qu’il devait fournir des efforts pour s’améliorer en français ?
— Le problème de votre… filleul, c’est ça ? C’est votre filleul ?
Maud Graham avait acquiescé d’un signe de tête sans répondre à Judith.
— Votre filleul est distrait. Il ne tient pas de vous. Armand prétend que vous avez un grand pouvoir de concentration.
— Ça dépend des jours… J’ai l’impression que Maxime est attentif. Et très perspicace.
Judith Pagé esquissa un sourire poli. Tous les parents trouvent que leurs enfants sont intelligents, mais ils ne les accompagnent pas en classe. Et Maxime gribouillait dans ses cahiers au lieu de prendre des notes.
— Et il ne lit pas. Il n’est rendu qu’à la page trente-huit de son bouquin. Ce n’est pas ainsi qu’il fera des progrès. Mais il est tranquille. Il n’est pas bavard comme son copain Max ou son copain Julien. Celui-là… c’est une vraie pipelette ! Enfin, il faut que Maxime lise davantage : je ne suis pas exigeante et le livre que j’ai choisi pour les élèves est excellent. Y avez-vous jeté un coup d’œil ? Peut-être pourriez-vous le lire et en discuter avec votre filleul ?
Graham avait failli rétorquer que le roman lui avait paru ennuyant, mais elle avait souri à son tour : Judith avait affirmé que Maxime avait des amis. Elle avait promis à l’enseignante de tenter d’inciter Maxime à lire chaque soir avant de se coucher, puis elle était rentrée chez elle en songeant qu’Armand Marsolais était vraiment différent de son épouse, si spontané, si enthousiaste, alors qu’elle montrait tant de retenue, de rigidité. Pourquoi restait-il avec elle s’il ne l’aimait plus ? Elle avait noté son expression béate quand la jeune femme blonde l’avait rejoint ; il ne regardait pas Judith de cette manière.
Marsolais refusait-il d’admettre l’échec de son mariage ? N’avait-il pas plusieurs fois vanté les mérites de son épouse ?
Lui avait-il menti ainsi qu’à Rouaix parce qu’il se mentait à lui-même ? Graham avait confié à Rouaix qu’elle avait vu Marsolais à Montréal et il avait semblé moins troublé qu’elle par la révélation de la double vie du détective.
— Ça n’a pas l’air de t’étonner, fit-elle.
— Il y a des hommes qui aiment les complications.
— Mais il nous ment.
— Que veux-tu qu’il nous dise ? On ne se connaît pas.
— Il nous ment, avait répété Graham.
— Il est discret. Ce sont ses affaires.
— Il prétend que tout va bien avec sa femme.
— Tu ne sais rien de leur vie. Il n’est avec nous que depuis l’automne.
Les mêmes réponses qu’Alain. L’agacement en plus. Rouaix avait insinué qu’elle s’érigeait en juge. Solidarité masculine ? Elle entendait ces arguments sans les accepter. Et si Alain lui infligeait pareille souffrance ? S’il imitait Marsolais ? Ça l’ennuyait de rencontrer Judith en sachant ce que son mari lui cachait.
En préparant le lunch de Maxime, Maud songeait à cette femme qui lui inspirait si peu de sympathie et pourtant de la compassion. Solidarité féminine ? Elle ressentait le chagrin qu’elle éprouverait quand elle saurait la vérité sur son couple. Lorsque son univers de certitudes s’écroulerait. Elle pincerait encore plus les lèvres, de nouvelles rides creuseraient son front, et elle se demanderait quand tout s’était fissuré, quand son mari avait cessé de l’aimer et commencé à lui mentir. Un an ? Deux ? Moins de six mois ? Combien de temps pouvait-on vivre dans le mensonge ? Rouaix affirmait que, en France, il n’était pas rare que des gens entretiennent une liaison durant dix ans, vingt ans. Maud avait peine à y croire, mais André Rouaix la taquinait : elle était trop romantique, certaines unions peuvent être solides, même si elles sont exemptes de passion.
Non, elle ne pouvait imaginer vivre dans la duplicité. Et même si elle n’était pas la femme de Marsolais, si elle n’était pas cette épouse trompée, elle n’admettait pas qu’il lui mente à elle aussi. Grégoire lui avait fait remarquer qu’elle mentait elle-même à Marsolais en taisant ce qu’elle savait à son sujet.
— Tu continues à boire des cafés avec lui.
— Je ne peux pas lui avouer que je l’ai aperçu avec sa blonde…
— Non. C’est ça, la vie. On ne dit pas toujours ce qu’on pense.
À quoi réfléchissait Maxime en rangeant son lunch dans son sac d’école ? Il était si silencieux depuis la soirée de l’Halloween. Elle avait prié Grégoire de l’interroger et ce dernier lui avait juré que Maxime n’avait pas été attaqué et qu’il n’avait pas renversé son sac de bonbons parce qu’il s’était battu.
À ce moment, elle avait éprouvé un vif soulagement, mais Maxime montrait pourtant de moins en moins d’enthousiasme à partir pour l’école.
— Je t’ai mis deux barres aux céréales en plus de ton sandwich au jambon. Avec une pomme et une orange.
— C’est correct, répondit Maxime avant de faire une dernière caresse à Léo et de coller une oreille contre son ventre pour l’entendre ronronner.
— J’aimerais ça être un chat. Ils font une belle vie…
— Quand ils vivent dans une bonne maison. Pas ceux qui se battent pour manger, pour survivre. Aimerais-tu passer ton existence à te défendre ?
Maxime haussa les épaules, attrapa son sac d’école et annonça qu’il ne rentrerait pas avant dix-huit heures. Il jouerait au hockey avec Max et Julien.
— Et Pascal ?
— Il n’aime pas le sport.
La porte d’entrée claqua et Maxime courut vers l’arrêt d’autobus. Elle aurait dû s’informer de Pascal auprès de Judith Pagé. Marsolais pourrait-il éventuellement se renseigner au sujet du gamin ? Était-il sincère quand il avait rencontré les élèves à l’école ou ce manège contribuait-il à endormir la méfiance de son épouse en le faisant passer pour le mari idéal, si conscient des problèmes des jeunes ?
Il avait été assez peu disert sur sa visite à l’école, lorsqu’il était rentré au bureau. Il avait décrit l’accueil des professeurs, répété qu’il espérait avoir convaincu quelques élèves. Et Graham ne l’avait pas questionné plus longuement sur ces rencontres avec les jeunes, car il lui avait parlé de Maxime. Elle aurait dû être plus curieuse au lieu de ne s’intéresser qu’à son protégé.
Qui était Armand Marsolais ? Quand était-il honnête ?
Elle ne pouvait nier sa compétence ni sa bonne volonté au travail. Il n’avait pas interrogé les voisins le samedi, certes, mais de quel droit lui reprocherait-elle d’avoir sonné à la porte de ces gens le dimanche, alors qu’il lui avait remis un compte rendu détaillé le lundi matin ?
Il ne s’était même pas plaint d’avoir travaillé en pure perte.
Les témoignages n’avaient pas varié d’un iota et Maud Graham commençait à croire qu’il n’y avait ni maîtresse ni amant dans une des maisons de la rue Montclair, ces demeures déjà décorées pour Noël. Il n’y avait que des gens dérangés dans leur train-train quotidien, des gens qu’un meurtre avait bouleversés, qui avaient fait installer des systèmes d’alarme, qui sursautaient au moindre bruit. Quant aux anciens voisins de Mario Breton, ils s’interrogeaient sur cet homme tout en se félicitant de ne pas s’être liés davantage avec lui : on ne se fait pas tuer en pleine nuit sans motif valable… Ils croisaient les doigts en se disant que l’assassin ne reviendrait pas pour s’attaquer à eux, ils n’avaient rien à se reprocher. Ils n’avaient pas assisté au meurtre. On n’avait pas à les éliminer. Ils avaient seulement entendu un coup de feu et songé, dans leur demi-sommeil, aux pétarades d’une moto. Ils ne s’étaient même pas levés, ils s’étaient contentés de se retourner dans leur lit en pestant contre les jeunes qui roulaient si tard.
Maud Graham verrouillait la porte de la maison quand elle repensa au coup de feu. Au seul et unique coup de feu qui avait tué Mario Breton. Le criminel savait viser, tirer, toucher une cible, sinon il aurait déchargé son arme sur la victime pour être sûr de l’atteindre. Les techniciens avaient été formels : il y avait une bonne distance entre Breton et son assassin, les traces de poudre, l’entrée de la balle dans le corps, les dommages collatéraux l’indiquaient clairement.
Elle avait d’abord cru à un psychopathe, puis à un tueur professionnel, mais d’autres personnes savaient très bien tirer. Elle avait évoqué les militaires, les policiers avec Marsolais, mais ils n’avaient pas assez poussé leurs investigations en ce sens. Elle s’y attaquerait aujourd’hui. Elle klaxonna plusieurs fois en se rendant au bureau et se promit de dénoncer le manque de surveillance des couloirs réservés aux autobus et aux taxis ; voilà un bon endroit pour distribuer des contraventions et augmenter les deniers de l’État tout en assurant une meilleure circulation routière. Pourquoi n’y avait-il pas de jeunes policiers affectés à cette tâche ?
— Rouaix ? appela-t-elle en déboutonnant son manteau. Rouaix ?
— Qu’est-ce qui t’ennuie ?
Maud Graham eut un demi-sourire. Comme son partenaire la devinait aisément ! Au moins autant qu’Alain ?
— Alors, qu’as-tu trouvé ?
— Un coup, André. Un seul coup. On a cherché des raisons qui auraient poussé quelqu’un à assassiner Breton, ce qui pouvait le rendre assez haïssable ou dangereux pour qu’on veuille s’en débarrasser. Une vengeance ou une trahison, une crise de jalousie. Mais réfléchissons à la manière dont il a été exécuté…
— Tout à fait banale. Une balle dans le cœur. Un vrai travail de pro…
— C’est ça, un travail de pro. Donc pas si banal… Tu peux atteindre une cible à cette distance. Moi aussi. Mais c’est parce qu’on est obligés de s’entraîner.
— On a déjà parlé d’un professionnel avec Marsolais, la semaine dernière. C’est toi-même qui as dit qu’on avait peut-être un tueur en série dans nos murs.
— Je pensais à un maniaque, à quelqu’un qui tire pour le plaisir, par hasard. Mais on doit revoir la liste de tous ceux qui manient une arme facilement. Ceux qui en possèdent… Les policiers, les militaires. Il faut voir si on a chez nous quelqu’un qui connaissait Mario Breton. Quand je dis chez nous, c’est bon pour toute la province.
— Marsolais pourrait s’occuper de Montréal, il connaît des gens là-bas…
Maud Graham interrompit son partenaire : non, ils ne le mêleraient pas à cette recherche.
— Tu es toujours vexée qu’il t’ait menti ?
— Ce n’est pas de la rancune, Rouaix. C’est seulement que je suis moins à l’aise avec lui, maintenant. Je veux qu’on fasse cette recherche tous les deux. Comme avant.
André Rouaix eut un signe d’assentiment sans savoir s’il donnait tort ou raison à son amie. Elle était rancunière, il pouvait lui fournir des dizaines d’exemples de sa mauvaise foi. Ne détestait-elle pas Moreau depuis des années parce qu’il avait fait une plaisanterie sexiste lors de leur première rencontre ?
— Tu exagères, Graham. Il faudra que les choses se rétablissent avec Marsolais.
— Non, on boucle l’enquête et je ne travaillerai plus qu’avec toi. Je m’occupe de parler à Fecteau.
— Ils seront furieux à Valcartier.
— On ne peut pas exclure les militaires. La balle était logée en plein cœur, ne l’oublie pas.
Robert Fecteau ne desserra pas les dents tandis que Maud Graham lui exposait ses requêtes. Trouverait-il une pomme pourrie dans son équipe ? Comment réagiraient les officiers de Valcartier ? Ils devraient comprendre la situation, mais ils ne seraient pas plus ravis que lui de soumettre leurs hommes à une enquête.
— On commence par ici, finit-il par dire.
— Oui, patron.
— Tu enquêtes sur tout le monde. Ceux qui travaillent ici aujourd’hui et ceux qui sont partis, qui ont démissionné, qui sont à leur retraite, ceux qui bossent en région.
— Notre territoire en premier, je suis d’accord. Québec, puis Saguenay. Et Montréal.
— C’est ça, et ensuite le reste du Canada ! Vous n’avez vraiment rien de nouveau sur ce meurtre ? C’est quasiment impossible.
— Je sais. On jurerait qu’un fantôme a tué un autre fantôme.
— Les fantômes n’existent pas, Graham.
— Non, mais il peut y avoir des cadavres dans nos placards.
— Pourquoi un de mes hommes s’en serait-il pris à ce Breton ?
Graham soupira : et si Breton avait couché avec la femme d’un d’entre eux ? Ou s’il avait été témoin d’un acte illégal ? Un détective qui aurait gardé de la drogue après une descente ?
— Je préférerais que…
— Quoi, patron ?
Fecteau balaya l’air d’un geste de la main. Non, il n’allait pas prétendre qu’il souhaitait qu’un psychopathe rôde dans Québec, tue pour le plaisir, au lieu de découvrir qu’un policier était coupable de meurtre.
— Moi non plus, je n’aimerais pas savoir qu’un de mes collègues trempe dans cette histoire-là.
Comment pouvait-elle toujours deviner ses pensées ? s’inquiéta Robert Fecteau après que Graham eut refermé la porte de son bureau. Si elle était si forte, pourquoi ne lui amenait-elle pas un coupable ? Il regarda les policiers qui s’affairaient chaque jour sous ses yeux. Non, il fallait que ce soit un tueur à gages travaillant pour les motards ou la mafia qui ait assassiné Breton. Il ne voulait pas d’une seconde affaire Berthier[3].
* * *
Il neigeait ! Il neigeait enfin ! Des millions de flocons constellaient la ville, fondaient sur un chapeau, une tuque, un foulard, microscopiques kamikazes de glace que les enfants cherchaient à capturer pour mieux les admirer. Ou les avaler. Les petits qui jouaient dehors ouvraient grand leur bouche, en renversant la tête, prêts à gober les flocons qui tourbillonnaient. Les grands, confinés entre les murs d’une classe, admiraient tous par les fenêtres ce ciel si blanc, si bas, si prometteur d’une belle fin de semaine.
— Maxime ?
— Quoi ? répondirent ensemble les trois Maxime en se redressant sur leurs sièges.
— Maxime Desrosiers. Es-tu assez bon en français pour te permettre de bayer aux corneilles au lieu de m’écouter ? Il faut que tu fasses des efforts pour te concentrer !
Maxime baissa la tête pour éviter que Judith Pagé le voie grimacer ; ce qu’elle pouvait être énervante avec sa voix de petite fille et ses grands soupirs, comme si c’était un calvaire d’enseigner. Si elle n’aimait pas travailler, elle n’avait qu’à rester chez elle. Maud Graham se débrouillait très bien avec son salaire pour eux deux. Armand Marsolais devait gagner à peu près la même chose que Biscuit ; il pouvait payer pour sa femme et les élèves n’auraient plus à la supporter. Il releva la tête, jeta un coup d’œil à l’horloge murale. Plus que vingt-deux minutes avant la fin du cours. Il avait tellement hâte de jouer dehors. Il était certain que Julien et Max voudraient faire une bataille de boules de neige. Ils constateraient qu’il avait un très bon lancer ! Et qu’il formait les boules à la vitesse grand V. Si la neige continuait à tomber au même rythme, ils pourraient vraiment s’amuser.
La cloche sonna enfin et Maxime fut le premier à se précipiter, mais Julien tenta de l’empêcher de sortir. Ils se bousculèrent en riant, essayant d’échapper l’un à l’autre jusqu’à ce que Judith Pagé les interpelle.
— Maxime ! Julien ! Arrêtez tout de suite ! De vrais bébés ! Vous resterez ici jusqu’à seize heures.
— Mais…
— J’ai dit seize heures, mais je pourrais vous garder plus tard.
Maxime inspira profondément : Judith Pagé était injuste !
Julien déclara qu’il avait un rendez-vous chez l’orthodontiste ; son père serait furieux s’il ne se présentait pas à l’heure. Judith s’inclina : il pouvait sortir à condition d’apporter un papier signé par ses parents.
Maxime regagna sa place après le départ des élèves, ouvrit ses cahiers. Il ferait tous ses devoirs et pourrait jouer dehors après le souper. Il regarda par la fenêtre plusieurs fois. La neige tombait encore plus dru. Et s’il y avait une tempête durant la nuit, l’école serait fermée le lendemain. Il se lèverait très tard, traînerait à la maison avec Léo. Maxime étira le cou pour mieux scruter le ciel, pour deviner s’il pouvait avoir quelques espérances. Judith le rappela à l’ordre : il n’était pas en retenue pour rêvasser. Il avait du retard en lecture.
— C’est pour ton bien, Maxime.
— Ce livre est plate.
— Parce que tu ne t’es pas vraiment plongé dedans. Quand tu auras adopté un bon rythme, tu l’apprécieras.
Maxime reprit sa lecture et regarda l’horloge au moins vingt fois avant que Judith range les copies qu’elle corrigeait et lui fasse signe qu’il pouvait rentrer chez lui. Il faillit se précipiter vers la sortie, mais se retint et attendit d’avoir atteint les escaliers qui menaient au vestiaire pour courir. Peut-être que Max et Julien seraient en train de jouer dehors ?
Non, ses copains avaient déserté la cour. Il n’y avait plus personne, sauf Pascal, Sébastien et Mathieu. Il entendit les gémissements de Pascal, ferma les yeux. Il regretta que Judith Pagé ne l’ait pas gardé en retenue jusqu’à dix-sept heures : tout aurait été terminé et il serait rentré chez lui sans savoir ce qui s’était passé. Et s’il revenait sur ses pas ? Les deux garçons étaient trop occupés pour l’avoir aperçu. Il emprunterait l’autre sortie et ni l’un ni l’autre ne le verrait. Il recula, recula jusqu’à heurter la première marche de l’escalier.
— À quoi joues-tu, Maxime ? dit Judith Page en attrapant le capuchon du manteau de Maxime. As-tu oublié quelque chose ?
Maxime sursauta, bredouilla des paroles sans suite.
— Toi qui étais si pressé de partir…
— Il faut que je… j’ai oublié…
Un mouvement attira l’attention de Judith Pagé. Elle s’approcha du coin nord de la cour sans relâcher Maxime.
— Eh ?
Il y eut une seconde où Maxime rêva d’être transparent, puis ce fut la cavalcade. Les agresseurs de Pascal détalèrent en remontant le col de leur veste. Judith se précipita, persuadée qu’elle avait assisté à un trafic de drogue. Elle devait retenir le troisième larron qui ne s’était pas encore enfui. Pourquoi ne s’était-il pas mis à courir comme ses copains ? Ou ses clients ?
Parce que ce n’étaient ni ses clients ni ses copains. Pascal gémissait, refusant de croire à ce qui venait de lui arriver. En reconnaissant Judith et Maxime, il ramena les pans de son manteau contre lui, mais l’enseignante et l’élève avaient vu le pantalon souillé.
Maxime détourna le regard, tandis que Judith interrogeait Pascal : était-il blessé ? Qui étaient les élèves qui s’étaient enfuis à son approche ? Pourquoi n’avait-il pas crié ?
Pascal reniflait à petits coups sans répondre. Judith sortit un mouchoir de son sac à main, le lui tendit, essaya d’avoir un ton rassurant : ils retourneraient ensemble à l’intérieur et téléphoneraient aux parents de Pascal.
— Non. Je…
— Tu ne peux pas rentrer seul chez toi, ce n’est pas prudent.
Maxime continuait à fixer le bout de ses bottes, ne sachant quelle attitude adopter : devait-il tenter de réconforter Pascal ? Lui dire qu’uriner dans son pantalon n’était pas grave ? Lui promettre qu’il n’en parlerait à personne ? Oui, mais pas devant Judith. Le saluer et rentrer chez lui en essayant de tout oublier ? Il n’y parviendrait pas, il le savait déjà. Il verrait et reverrait le désespoir dans les yeux de Pascal, son incompréhension et sa rage douloureuse, ses mains crispées sur les pans de son manteau, ses souliers mouillés.
Il s’entendit pourtant proposer à Judith de rentrer avec Pascal quand il se serait changé.
— Il pourrait mettre son costume de gymnastique.
— En short ? À ce temps-ci de l’année ?
— Non, je… j’ai un survêtement, murmura Pascal. Ça va aller. Tu m’attends, hein, Maxime ?
Maxime fit un petit signe de tête qui se voulait encourageant ; ils rentreraient ensemble comme ils le faisaient au début de l’année scolaire. À cette heure-ci, Maxime ne craignait pas de rencontrer d’autres élèves qui auraient rapporté à Benoit qu’il était monté dans l’autobus avec Pascal. Il était tard, il n’y aurait personne à l’arrêt. Ni Mathieu, ni Jocelyn, ni Thibault ne seraient restés là à attendre leur proie. Ils avaient sûrement rejoint Benoit et lui faisaient un compte rendu en pestant contre l’irruption de Judith Pagé, mais en se vantant néanmoins de la terreur qu’ils avaient inspirée à leur victime. Ils ne craindraient même pas que Pascal les dénonce.
— Je… je serai ici dans cinq minutes, promit Pascal.
— Je ne suis pas pressé.
Après le départ de Pascal, Judith félicita Maxime de sa générosité ; il devait maintenant persuader son copain de dénoncer ses agresseurs.
— Ils étaient trop loin et il fait trop noir pour que je sois certaine, mais j’ai cru reconnaître des élèves d’Anne Gendron.
Maxime promit d’essayer de convaincre Pascal tout en sachant qu’il n’en ferait rien.
Dans l’autobus, Maxime demanda à Pascal de lui résumer le roman que Judith Pagé les obligeait à lire.
— Je suis certain que tu l’as déjà fini.
— C’est parce que j’ai du temps. On a beaucoup de temps quand on est toujours seul.
— Mais tu aimes la lecture, rétorqua Maxime qui ne voulait pas s’engager à visiter Pascal ou à l’inviter à la maison.
S’il avait proposé de rentrer avec lui à cause de la situation exceptionnelle, Pascal ne devait pas s’imaginer que ce serait ainsi tous les soirs. S’il lui parlait de lecture, c’est qu’il voulait éviter ses confidences.
— Mathieu avait un couteau, je l’ai vu.
— C’était juste pour te faire peur.
— Tu aurais eu peur, toi aussi, Maxime Desrosiers. Mathieu veut me châtrer.
Si Maxime n’avait jamais prononcé ce mot, il devinait sa signification et il grimaça. Mathieu ne mettrait pas un tel projet à exécution, mais Maxime comprenait l’angoisse de Pascal. Cette menace était trop intimement malsaine pour qu’il puisse la chasser de son esprit. Le châtrer ? Benoit et sa gang étaient des malades ! Il devrait tout raconter à Grégoire.
— Tu devrais changer d’école, t’inscrire ailleurs.
— Je n’ai rien fait ! Ce sont eux qui devraient être renvoyés ! Pas moi !
— C’est sûr.
— J’ai envie de les tuer ! De mettre une bombe dans leur case et qu’ils soient déchiquetés. Pulvérisés en mille miettes ! Je suis sûr que je peux trouver une recette de bombe sur Internet. Il y a tout sur Internet. Je vais demander un laboratoire de chimie pour Noël. Et je les ferai sauter ! Tous !
Maxime hocha la tête pour bien montrer à Pascal qu’il partageait sa colère ; il préférait l’entendre imaginer ces scénarios de vengeance plutôt que se plaindre. En s’arrêtant au coin de la rue où descendait Pascal, il lui chuchota qu’il ne dirait jamais à personne ce qui lui était arrivé. Il le jura sur la tête de Léo. Pascal eut un sourire si triste que Maxime craignit qu’il se mette à pleurer et qu’il pleure avec lui.
— Que tu en parles ou non, toute l’école le saura assez vite. Mathieu s’en vantera. Et Judith Pagé va en parler aux autres profs. Tu as raison, je devrais être ailleurs.
Maxime fut soulagé de découvrir Léa chez Maud quand il rentra à son tour à la maison ; il s’informerait de ses enfants au lieu d’avoir à mentir longuement sur son retard.
— J’ai joué avec Max et Julien, fournit-il comme explication sans regarder Maud Graham dans les yeux.
— Maxime, on a une entente. Si tu es retardé, tu dois m’appeler.
— J’ai oublié. Judith Pagé m’a trop fait chier avec sa retenue !
— Maxime ! Exprime-toi autrement… Pourquoi étais-tu en retenue ?
— Pour lire son maudit livre plate. Plate comme ses cours, plate comme elle. Tout le monde la déteste ! Personne ne comprend qu’un homme l’ait mariée. Il doit être fou, ton Marsolais.
— Moi, j’étais inquiète, fit Graham pour éviter tout commentaire sur son collègue dont elle ne savait plus que penser.
— Je ne suis plus un bébé.
— OK, OK. Il y a de la tourtière pour souper.
— Je n’ai pas faim.
Il fila dans sa chambre tandis que Maud se tournait vers Léa.
— Il n’est pas dans son assiette. Je devrais…
Léa tapota l’épaule de son amie : elle ne pouvait pas tout contrôler.
* * *
Je ne comprends pas pourquoi personne n’a ri de moi à cause de ce qui est arrivé avant-hier. Ça fait deux jours et ils m’ont juste appelé le Crapaud, comme d’habitude. Quelqu’un a volé mon lunch, mais Max m’a désigné l’endroit où il était caché. Julien a ajouté que c’était niaiseux de faire des blagues aussi stupides. Je pense que c’est grâce à Maxime s’ils ont été corrects avec moi.
Peut-être que toute l’école sera au courant demain. Ou après-demain. C’est peut-être ça, le nouveau jeu de la gang de Benoit Fréchette, me rendre fou… Ils réussiront bientôt. Je n’en peux plus.
* * *
Le crépuscule caressait la neige d’un bleu violacé qui déteignait sur les arbres entourant le chalet loué par Armand Marsolais. Les conifères épousaient le ciel diapré et le détective poussa un soupir de satisfaction : Nadine goûterait la magie de cet endroit lorsqu’elle le découvrirait. Elle aimerait regarder la neige tomber tandis qu’elle se blottirait contre lui devant le feu de cheminée, un verre de chablis à la main. Avant, elle se serait baignée dans le jacuzzi et ils auraient joué au billard. Le prix de la location de l’endroit était élevé, très élevé, mais Armand Marsolais n’avait pas hésité : il devait épater Nadine pour la récompenser de sa patience. Et l’amener à comprendre qu’il avait besoin de temps. Il fallait qu’elle supporte leur éloignement jusqu’en février, ou mars. Au printemps, juré, craché, il aurait réglé la situation.
Armand Marsolais remit son foulard émeraude, sa veste de cuir et referma la porte principale en se répétant que les lieux plairaient à Nadine. Il pourrait l’embrasser, la toucher, la caresser jusqu’à ce que son désir d’elle soit assouvi. Pour un moment seulement.
Il faisait trop froid pour porter un blouson de cuir, mais Marsolais avait néanmoins renoncé à son manteau long : sa veste plaisait à Betty. Les adolescentes aiment les hommes qui portent du cuir. Betty n’échappait pas à la règle. Son Benoit, d’ailleurs, avait un vêtement de cuir. Il avait suivi Betty plusieurs fois depuis l’Halloween, il savait qu’elle était laissée à elle-même plusieurs jours par semaine, qu’elle disposait de trop d’argent de poche, qu’elle errait pendant des heures dans les centres commerciaux avec sa copine Cynthia.
Cette dernière était vraiment jolie avec ses grands yeux bleus, son visage triangulaire qui la faisait ressembler à un chat siamois. Elle tenait du félin, fine, longue, souple. Beaucoup plus mince que Betty, elle portait les vêtements que son amie lui refilait après les avoir mis deux ou trois fois. Vestes en jean, ceintures à frange, pulls moulants, Cynthia n’avait jamais à attendre très longtemps pour être à la dernière mode. Et ressembler à ces mannequins qu’on voyait dans les magazines. Pourquoi Betty acceptait-elle de servir de repoussoir à Cynthia ? Parce que cette dernière attirait les garçons ? Ou parce que Cynthia savait assez flatter Betty pour que celle-ci croie à une amitié désintéressée ? Une amitié qui meublait une existence trop solitaire ? Il lui fallait bien une confidente à qui parler de Benoit.
De Benoit. Pas de lui. Il lui avait demandé de garder le secret sur leurs rencontres. Et il insistait sur ce silence à chaque rendez-vous, même s’il pouvait prétendre ultérieurement qu’elle l’avait rejoint au poste, car il avait écrit son numéro de téléphone au tableau de sa classe. Il croyait cependant qu’elle se taisait. Qu’elle chérissait leur petit secret… Il avait eu raison de l’aborder chez un disquaire devant les CD de house music. Elle avait d’abord eu un mouvement de fuite, s’était reprise en posant ses mains sur un disque pour montrer qu’elle n’avait pas peur de lui et il avait fait semblant de ne rien déceler d’étrange dans son attitude. Et surtout, de ne pas être certain de la reconnaître.
— Je crois que je t’ai déjà vue. Ah ! tu es une des élèves que j’ai rencontrés. Vous étiez si nombreux que je ne me souviens plus d’aucun nom. Comment font les professeurs pour les retenir ?
— Demande à ta femme, avait rétorqué Betty d’un ton hargneux.
— C’est une idée. Tu es une petite vite, toi…
— Il paraît.
— Non, je suis sûr que tu es une élève brillante. Je sais beaucoup de choses sur toi.
Elle s’était raidie, avait serré les dents, indécise. Il lui avait souri, expliqué que c’était une manie chez un flic de vouloir en savoir davantage sur les gens. Ainsi, il déduisait, juste en l’observant, qu’elle était généreuse.
— Généreuse ?
— Tu as deux CD pareils dans les mains. Il doit y en avoir un pour toi et l’autre pour un ami. Je me trompe ?
Elle l’avait aussitôt mis au défi de continuer l’exercice.
— Si on buvait un café au lieu de rester plantés là ?
Elle avait eu un sourire moqueur. Il avait reculé d’un pas. Il comprenait son refus, elle ne voulait pas être vue avec un flic.
— Ce n’est pas ça.
— Tu as peur que je te pose des questions sur les autres élèves ?
— Ça se pourrait.
— Ça se pourrait, mais je te jure que je ne t’embêterai pas avec l’école. Et encore moins avec tes profs.
— Je ne suis pas une stool. Tu nous as fait un beau petit discours, mais je n’ai rien à te dire.
Il avait noté avec plaisir qu’elle le tutoyait, provocante, déterminée à lui prouver qu’elle n’était pas impressionnée.
— Je comprends. Ce n’est pas grave, on jasera une autre fois.
Il s’était éloigné lentement vers le rayon des disques de musique de film. Il faisait mine d’hésiter entre la bande sonore de Chicago et celle de Triple X, quand il avait entendu Betty lui conseiller d’acheter plutôt celle de Moulin rouge.
— C’est plus hot.
— Merci, c’est gentil de me guider. Je ne m’y connais pas trop dans les nouveautés. Aimes-tu le cinéma ?
Elle avait hoché la tête, refusant d’avouer qu’elle avait envie qu’il réitère son invitation. Il l’intriguait ; s’il cherchait à la piéger, à la pousser à trahir Benoit, il verrait qu’elle n’était pas si sotte. Cependant, boire un café avec le détective pouvait servir sa cause : elle lui montrerait ainsi qu’elle avait la conscience tranquille. Elle était tellement habituée à mentir à ses parents, aux adultes, qu’elle pouvait discuter quelques minutes avec un flic sans s’inquiéter qu’il la perce à jour. Et puis, personne ne pouvait deviner que Marsolais était policier. Tout ce que les passants verraient, c’était une jeune fille attablée pour boire un café avec un très bel homme. Un homme d’au moins trente ans.
— Et toi, tu vas au cinéma ?
Marsolais avait soupiré : sa femme et lui n’avaient pas les mêmes goûts.
— Judith aime les films sans histoire. En polonais, en tchèque ou en vietnamien avec des sous-titres. Ça m’ennuie…
Il avait regardé sa montre.
— Je dois boire un café et manger un peu. Je n’aurai pas le temps au bureau. J’ai besoin d’un café fort.
— Moi aussi, j’aime ça, le café fort. Je ne bois que des expresso.
Il avait failli la reprendre, lui préciser qu’on disait espresso et s’était retenu. Voilà qu’il ressemblait à Judith, toujours prête à donner une leçon !
— Viens donc en boire un. Ça me fait du bien de jaser avec toi, tu me changes les idées.
Betty l’avait dévisagé avant d’esquisser une moue d’acceptation. Il l’avait précédée dans le centre commercial avant de désigner une table dans l’îlot où étaient rassemblés des comptoirs lunch. En s’assoyant, il avait regardé autour de lui et soupiré.
— Il n’y a pas un espace fumeurs, pas la moindre petite table. On ne peut plus fumer que dehors. C’est partout pareil.
— Au poste, avez-vous le droit de fumer ?
— Non. On fume quand même dans la salle d’interrogatoires. Parfois, on offre une cigarette à un suspect pour mieux le disposer à notre égard. Ça sent déjà la fumée dans cette pièce, on n’a pas de problèmes avec le patron.
— Tu ne respectes pas toujours ses ordres ?
— Non. Il est trop straight. Veux-tu manger quelque chose ? Moi, j’ai envie d’une pointe de pizza. Toi ? N’oublie pas que c’est moi qui paye. Je suis vieux jeu. Si j’invite une fille au restaurant, je ne veux pas qu’elle sorte son portefeuille. Tant pis si je ne suis pas à la mode.
Betty n’avouerait pas à ce policier que c’était la première fois qu’un homme – à part son père – payait pour elle dans un restaurant. Marsolais avait acheté deux pointes de pizza, deux Pepsi, disposé le tout sur un plateau avant de retourner à la table. Betty avalait la moitié de sa pizza trop rapidement, s’arrêtait en soufflant.
— J’avais faim, finalement.
— J’aime ça une fille qui mange. Il n’y a rien de plus déprimant qu’une femme qui chipote dans son assiette. La salade, c’est pour les lapins !
Betty avait ri ; il n’avait pas l’air de la trouver trop grosse, elle qui songeait chaque jour à se mettre au régime pour être aussi mince que Cynthia.
— As-tu déjà tué quelqu’un ?
Marsolais avait eu un léger geste de recul, faisant mine d’être étonné. Betty ne pouvait pas abandonner si vite son attitude à la fois blasée et pleine de défi.
— Tu es directe.
— Oui, il paraît.
Armand Marsolais l’avait fixée quelques secondes, puis il avait battu des paupières en signe d’affirmation. Il avait lu un mélange d’effroi et de fascination sur le visage de l’adolescente avant de murmurer qu’il n’avait pas le droit de discuter de l’événement.
— Je comprends, l’avait assuré Betty.
— Je ne sais pas. Je pense que personne ne peut nous comprendre. On exerce un métier bizarre… avec du monde tellement weird.
— Tu t’occupes de quoi ?
— Crimes contre la personne.
— Pourquoi es-tu venu à l’école ?
— Pour contenter ma femme. Elle me tanne avec cette histoire de taxage. Ce n’est pas légal. Il faut arrêter ça, mais j’ai d’autres chats à fouetter… Eh ! Tu ne répètes pas ce que je viens de te dire, ok ?
Il avait fait une pause en coupant une bouchée de sa pizza.
— Moi, quand j’étais jeune, on se chamaillait dans la cour et personne ne trouvait ça épouvantable. Tout a changé… Eh… je m’exprime comme un vieux.
Betty avait éclaté de rire et protesté : il n’était pas vieux.
— Tu dis ça pour me flatter.
— Je ne suis pas si fine que ça.
Armand Marsolais avait jeté un coup d’œil à sa montre, saisi la croûte de sa pizza.
— Je serai encore en retard.
— Vas-tu te faire engueuler ?
Il avait caché son contentement ; Betty était visiblement satisfaite de ses réparties, de montrer qu’elle se moquait de l’agacer. Il s’était forcé à rire avant de répondre.
— Oui, si ma femme apprend que j’ai dîné avec une belle fille. Mais je ne le lui dirai pas. Et toi non plus, n’est-ce pas ? Promis ?
— Je ne promets jamais rien.
— Justement, ça fera changement.
— T’avais juste à ne pas venir jaser avec moi. Je ne t’ai pas couru après.
— C’est vrai.
— Inquiète-toi pas, je ne suis pas une stool.
Betty avait cligné des yeux en repoussant son assiette. Elle ne s’était levée qu’à demi lorsqu’il l’avait saluée, mais il était persuadé qu’elle l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il atteigne la sortie, qu’elle s’était demandé si elle dévoilerait cette rencontre à Cynthia et qu’elle y renoncerait.
Armand Marsolais ne s’était pas trompé. Deux semaines plus tard, tandis qu’il croisait Betty chez Simons, il avait senti qu’elle était moins tendue et qu’elle cachait sa joie de le revoir, d’envisager une joute verbale avec lui. Il s’était assuré, durant ces quinze jours, qu’il n’y avait pas eu de suites fâcheuses à l’agression dont avait été victime Pascal Dumont. Judith Pagé avait confié son étonnement à son mari : les parents de Pascal avaient revu le directeur, exigé que des mesures soient prises pour protéger leur fils, mais aucune accusation n’avait été portée. Le petit s’obstinait à taire le nom de ses agresseurs.
— Et moi, je ne suis pas certaine de ce que j’ai vu. Je n’avais pas mes lunettes et ils sont tous habillés de la même façon. De plus, la cour de l’école est mal éclairée. J’ai proposé que Pascal se présente après le début des cours et qu’il parte juste avant la fin. De cette manière, il ne rencontre personne sur son chemin. Pour l’instant, ça fonctionne bien.
Armand Marsolais avait félicité Judith d’avoir trouvé une si bonne solution.
— Pascal me fait pitié, avait-elle avoué. Au début, je pensais qu’il se plaignait pour rien. Mais si ça dégénérait ? Toute l’école doit savoir qu’il a uriné de peur. Ceux qui l’ont agressé s’en sont sûrement vantés. Ils se croient au-dessus des lois. J’ai demandé à Germain Gosselin, le prof de maths, de convaincre Pascal de porter plainte. J’espérais qu’il se confie à un homme. Il a échoué…
— Tu as agi comme il faut en le protégeant avec un horaire adapté à son cas. C’est un bon élève. Qu’il manque le début et la fin des cours n’est pas très grave.
Comme il avait eu raison de renoncer à utiliser Pascal pour se débarrasser de Judith, d’oublier son fantasme, de cesser d’espérer qu’il pénètre dans la cour de l’école et tire sur ses agresseurs et sur sa femme. Il devait tout miser sur Betty.
Qu’examinait-elle avec tant d’intérêt chez Simons ? Un béret, une casquette ?
— Betty ? C’est toi ? Je n’étais pas sûr, avec ce chapeau. C’est joli. Quoique ce serait dommage de cacher tes beaux cheveux.
— Me cruises-tu ?
— Toujours aussi vite…
— C’est mon genre. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas là pour te surveiller. Tu as assez d’argent pour te payer ce que tu veux. Le vol à l’étalage, ce n’est pas ton genre.
Marsolais voyait bien qu’elle serrait les poings dans les poches de son blouson de cuir, soucieuse de dissimuler sa rage et son inquiétude.
— Tu t’es renseigné sur moi ? Ta bonne femme t’a raconté que j’avais du cash ? Ça les écœure que j’aie autant d’argent à mon âge.
— Je n’ai pas besoin d’écouter Judith pour m’en apercevoir. Tu es la fille la mieux habillée de l’école. Et tu as cette assurance des gens qui ont le pouvoir. J’en ai fréquenté beaucoup dans ma vie.
— Tu parles des bandits ? J’aime la comparaison.
Il avait fait mine de s’impatienter ; elle était trop paranoïaque pour continuer à discuter. Il évoquait les hommes d’affaires, les politiciens, les vedettes qu’il avait dû protéger durant sa carrière.
— Des vedettes ?
Il avait nommé un chanteur américain en spectacle au Centre Molson.
— J’habitais Montréal, l’an dernier.
— Eh ! C’est cool ! C’est mieux que Québec !
— J’y vais encore de temps en temps. Pour le travail. Si jamais tu veux un…
Il s’était tu. Elle l’avait poussé à terminer sa phrase, il avait refusé, elle avait insisté.
— Un lift ! C’est ça ?
Armand Marsolais grimaça un sourire d’excuse. Sa proposition était idiote. Il ne pourrait l’emmener avec lui.
— Pourquoi ?
— Je t’ai déjà expliqué que ma femme est jalouse. Il vaut mieux qu’elle ne me voie pas avec toi. Même ici… elle aime magasiner chez Simons.
— Si tu passais me chercher chez nous, elle ne le saurait pas. Descends-tu bientôt à Montréal ?
— On dit « monter », à cause du fleuve.
Betty avait serré les lèvres et Marsolais s’était maudit de l’avoir reprise : quel imbécile ! C’était la faute de Judith qui l’influençait en le corrigeant fréquemment.
Il avait très vite ajouté qu’on devait dire l’inverse à Montréal. Monter ou descendre, c’est du pareil au même. Betty se détendit, mais il ne devrait pas oublier qu’elle était susceptible, prompte à réagir.
— Travailles-tu, ce soir ?
— Non, avait-il menti, je rentre à la maison.
— Tu pourrais me laisser chez moi. Je saurais si tu conduis bien. Avant de partir pour Montréal. Un genre de test.
Il avait hésité, observant les clients autour de lui ; elle avait cru qu’il redoutait de se trouver face à face avec son épouse. Il renonçait plutôt à commettre l’imprudence de sortir de chez Simons avec l’adolescente.
— Attends-moi à l’arrêt du bus, à côté du Petit Séminaire. Je ramène ma voiture. J’en ai pour cinq minutes. Je suis garé sur Couillard. Ce chapeau est très mignon, finalement… Tu devrais l’acheter.
Il souhaitait qu’elle se coiffe du béret afin d’être moins reconnaissable.
Elle l’avait à la main quand il avait ralenti devant l’arrêt d’autobus. Il l’avait complimentée sur son achat avant de lui demander son adresse. Il avait discuté de cinéma, de spectacles et de musique avec Betty durant tout le trajet, se félicitant d’avoir interrogé le fils de Rouaix quand celui-ci avait rejoint son père au bureau. Il avait fait d’une pierre deux coups : plu à son collègue en s’intéressant à son fils et acquis les quelques notions qui épataient maintenant Betty.
— Je pensais que ce n’était pas ton genre de musique, l’autre jour, au magasin…
— J’ai écouté la musique que tu m’avais conseillée. J’ai aimé ça. J’ai acheté d’autres disques.
— Tu devais l’offrir en cadeau.
— Je l’ai gardé pour moi.
Elle l’avait dévisagé ; avait-il cherché un prétexte pour l’aborder chez le disquaire ?
— Qu’est-ce que tu lui as offert à la place ?
— De l’argent. Ce n’est pas original, mais il veut s’acheter un nouveau disc-man. Son vieil appareil saute trop.
— Le mien fonctionne parfaitement. J’ai le meilleur qui existe sur le marché. J’écoute de la musique sans arrêt. Toi ?
— Quand je peux. Pas au travail. Ni en moto, c’est trop bruyant.
Il l’avait sentie frémir à ses côtés. Moto, le mot magique… Elle le questionna sur sa passion, il s’exprima avec enthousiasme et finit par lui promettre une balade.
— Il faudra attendre qu’il n’y ait plus de neige. Je déteste l’hiver !
— Moi aussi. Je serai dans le Sud à Noël.
— Tu pars en voyage avec tes parents ?
— Non, je les rejoins. Ils sont partis hier. Philippe revient de temps en temps pour son travail, mais il a des clients américains. Et Christiane est très frileuse… Toi, restes-tu ici pour les fêtes ?
Il s’était plaint d’être coincé à Québec ; il était le dernier arrivé au bureau, il devrait faire des heures supplémentaires. Betty compatit ; elle avait tellement hâte aux vacances, même si elle allait être séparée de Benoit.
— C’est ton chum ?
— On sort ensemble depuis trois mois. Il est dans ma classe. Il t’a posé une question.
— J’ai rencontré tant de monde, ce jour-là. Je ne m’en souviens pas. L’important, c’est qu’il soit gentil avec toi.
Elle avait souri et il avait fait mine de la croire heureuse avec l’adolescent. Et d’ignorer où elle habitait.
— À partir de Laurier, où dois-je tourner ?
Elle lui avait indiqué le chemin et, quand elle l’avait fait ralentir devant la maison, il s’était exclamé. Cette demeure était somptueuse.
— Veux-tu visiter ?
Il avait hésité, puis refusé. Une autre fois ?
— As-tu mon numéro au bureau, Betty ? Je l’avais donné dans les classes. Tu es souvent seule, ici. Je ne veux pas t’inquiéter, mais si tu avais besoin d’aide… Note mon numéro, on ne sait jamais…
Elle avait griffonné ce qu’il lui dictait sur un bout de papier et avait claqué la portière sans se retourner, mais elle l’avait rappelé dix jours plus tard, prétendu qu’elle avait entendu des bruits bizarres chez elle.
Et voilà qu’il se dirigeait de nouveau vers le chemin Saint-Louis. Il était venu à pied les dernières fois, prétextant qu’il ne marchait pas assez, qu’il s’encroûtait, alors qu’il ne voulait pas qu’on remarque sa voiture. Le froid justifiait qu’il porte un chapeau et qu’il remonte son foulard. Les voisins ne pourraient jamais le décrire avec précision. Et il détruirait le chapeau et le foulard après que Betty eut rempli son contrat.
Il doutait un peu moins chaque jour de sa réussite : l’adolescente était de plus en plus ouverte avec lui. Surtout après avoir bu le champagne qu’il avait apporté le samedi précédent. Elle s’était extasiée, il avait de la classe ! Il n’était pas comme les garçons de son âge.
— Mais Benoit…
Elle avait changé de sujet. Ils avaient écouté le CD d’Avril Lavigne qu’elle avait acheté la veille. Il l’avait fait parler d’elle, de ses rêves. Elle voulait être actrice. Il avait un ami réalisateur à Montréal. Il le lui présenterait, un jour.
Lui en reparlerait-elle, maintenant ? En gravissant les marches du perron, il envisageait de lui promettre une carrière de star. Il sourit en s’étonnant de son propre cynisme : si tout se déroulait comme il l’espérait, Betty aurait sa photo dans tous les journaux. Il n’était pas si menteur… Et il pariait que les amours de l’adolescente et de Benoit tiraient à leur fin : il avait vu ce dernier avec Cynthia au centre commercial où il l’avait suivi. Betty aurait bientôt besoin de réconfort…
Il ne se trompait pas sur ce point, même si la scène de larmes qu’il avait imaginée n’eut jamais lieu. Lorsqu’il frappa à sa porte, Betty était échevelée, écumante de rage et droguée. Elle hurla que Benoit l’avait quittée pour une autre, qu’elle lui ferait payer son abandon. À lui et à Cynthia. Armand Marsolais mit deux heures à calmer Betty et la violence de sa colère le laissa dubitatif, le rassurant sur ses capacités à réagir tout en l’indisposant : l’adolescente pouvait être difficile à contrôler. Il devrait la manipuler avec beaucoup de doigté. Il ne fallait surtout pas qu’elle passe à l’acte n’importe où, n’importe comment. Il fallait qu’elle tue sa femme là où il l’aurait décidé. Juste après qu’il lui eut appris que celle-ci l’avait dénoncée pour trafic de drogue. Betty s’emporterait, sûr et certain ! Il le fallait plus que jamais : Judith lui avait annoncé l’avant-veille qu’elle était enceinte. Enceinte ! Il avait ouvert les bras pour qu’elle s’y blottisse et ne puisse lire la rage sur son visage. Il l’avait écoutée débiter des mièvreries, dire qu’il serait un père merveilleux, qu’ils commençaient une nouvelle vie, qu’ils seraient encore plus heureux. Plus heureux ? Il ne le serait qu’après le décès de Judith. Il ne pouvait plus retarder son exécution. Il était hors de question qu’elle accouche d’un héritier en juillet ! Elle serait morte et enterrée. Et décomposée, dévorée par les vers. Il avait réussi à feindre la joie tout en lui chuchotant qu’il souhaitait qu’elle soit discrète sur sa grossesse.
— Pour les premiers mois, ce sera notre beau secret.
Elle avait promis ; il était si attendrissant.
Armand Marsolais ferma les yeux, évoqua le souvenir de Nadine pour lui permettre d’endurer les plaintes de Betty et d’accepter le verre de bière qu’elle lui tendait tout en répétant que lui ne l’aurait jamais laissée tomber. Cynthia était trop maigre, il aimait les femmes qui avaient des formes, qui étaient sexy.
— De vraies femmes, quoi…
Betty eut un élan vers lui, se collant contre son torse. Quand elle leva la tête, yeux mi-clos, il n’hésita qu’une seconde avant de l’embrasser en simulant une passion trop longtemps contenue. Il s’arracha à elle, mima l’embarras, la honte, s’excusa.
— Je… je ne sais pas ce qui m’a pris. Tu es trop désirable. … Je ne veux pas que tu sois fâchée contre moi.
Betty demeurait immobile, interdite, et il eut alors la confirmation de ses soupçons : elle n’avait pas une très grande confiance en elle et devait se comparer quotidiennement à Cynthia. Ce baiser lui permettait d’imaginer que Benoit l’avait quittée parce qu’il était immature. Les vrais hommes aimaient les vraies femmes. Elle allait s’accrocher à cette illusion jusqu’à ce qu’elle y croie. Il ferait tout pour entretenir ce fantasme.
— Je dois rentrer, Betty. C’est mieux.
— Pourquoi ?
— Il faut que je réfléchisse. Je n’avais pas le droit de profiter de toi. Je suis un adulte, c’est moi qui devrais être sage, responsable. Et voilà que je…
— J’ai eu quelques chums. Je ne suis plus vierge, si tu veux savoir.
— Arrête ! J’ai trente-cinq ans. Tu en as quinze. Il ne faut plus que nous nous voyions.
— Non ! Tu ne peux pas m’abandonner. J’ai confiance en toi ! Je vais même te confier un secret.
Betty saisit la main de Marsolais et l’entraîna vers la chambre de ses parents, se dirigea vers une des commodes, ouvrit un tiroir, en retira un Luger.
Une arme ! La petite garce possédait une arme ! Marsolais ne pouvait croire à sa chance !
— Eh ! Sois prudente, je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.
— C’est juste au cas où j’en aurais besoin, si des voleurs entraient dans la maison. Je n’avais pas si peur quand je t’ai appelé l’autre soir…
— Betty, promets-moi d’être prudente ! C’est dangereux, une arme à feu.
— Il y en a d’autres au sous-sol. Mon père aime ça. Il en a des vieilles. Il les collectionne, il en a souvent reçu en cadeau de ses clients. Celle-là reste dans la chambre au cas où je devrais m’en servir, une nuit, si quelqu’un entrait… Un voleur. Tantôt, j’avais envie de prendre ce revolver et de tirer sur Ben. Puis j’ai pensé à nous deux. Ben est juste un minable, ça ne vaut pas la peine d’avoir des problèmes à cause de lui.
Armand Marsolais avait failli préciser à Betty qu’elle tenait un pistolet et non un revolver entre ses mains, mais il prit sa tête dans ses mains, lui baisa le front avant de s’écarter d’elle.
— Il faut que je réfléchisse à la meilleure solution pour nous. Je vais te téléphoner.
— Quand ?
— Cette semaine.
Il sortit de la maison sans se retourner. Avait-il bien manœuvré ?
Oui. Betty l’appelait au bureau le lendemain après-midi. Elle s’ennuyait de lui. Elle le suppliait de passer chez elle avant de rentrer à la maison.
Quelques heures plus tard, Armand Marsolais sifflotait en garant sa voiture à côté de celle de Judith. Lorsque sa femme l’interrogea sur sa bonne humeur, il répondit qu’une de ses proies avait mordu à l’hameçon. Qu’un gros problème serait bientôt réglé.
Il attendrait un peu avant de renoncer complètement à utiliser, s’il le retrouvait, le 357 dont on s’était servi pour abattre Breton. Il garderait pour lui ses informations sur sa véritable identité. On n’est jamais trop prudent… Quand il serait sûr de son emprise sur Betty, il livrerait quelques indices à Maud Graham. Ça la distrairait quand Betty abattrait Judith. Il était incrédule devant tant de chance : il n’y avait pas qu’un calibre 22 chez les Désilets, mais toute une panoplie d’armes…